Deux romans d’Annie Proulx
S’il est une chose dont il faut parler en priorité chez
Annie Proulx, c’est de son style. Steinbeck ou Dos Passos sont convoqués à la
lecture de ses phrases sèches ou déliées, précises, d’une exactitude sensuelle.
Le lyrisme qui s’en dégage tient à une impression d’ensemble. Ses phrases sont
rythmées, sonores, pourvoyeuses en images et en sons, en fragrances et en
saveurs. La langue d’Annie Proulx s’appuie sur le monde et le rend tangible.
L’économie de son style, comme chez chez Dashiell Hammett ou Hemingway est surtout physique, virile. Proulx est une
romancière qui ne se laisse pas aller aux clichés, mais les détourne. Elle
manie la métaphore de façon inédite, souvent féroce, avec une bonne dose
d’humour, toujours en adéquation avec le propos tenu. La difficulté de
travailler une écriture serrée tient à la maîtrise du souffle censé naître
d’une cadence staccato, du souffle censé contrarier la menace d’un
dépouillement excessif. Comme chez Mozart en musique, en littérature, si la
phrase est limpide, la fausse note s’entend immédiatement. Annie Proulx
appartient à ces auteurs qui modifient imperceptiblement une langue classique,
la font progresser au pas de l’amble, d’écarts délicats en torsions brutales
afin d’en préserver la cohérence, pour lui donner une patine différente. Il ne
s’agit pas de bien dire. Il s’agit de charrier le monde, en draguer la
substance.
Parmi les leitmotivs
de l’œuvre, celui de la rédemption tient une place récurrente. Des personnages
comme Loyal Blood , bon sang ne saurait mentir, dans « Cartes
postales » son premier roman, ou Quoyle, dans « Nœuds et
dénouements », sont des êtres en rupture, poursuivis par une malédiction.
Blood est un homme
traqué par le souvenir du meurtre de sa petite amie : un acte pulsionnel
destiné à le libérer d’une vie tracée, sans surprise, un mouvement de panique
qui lui rongera la conscience. Il paiera le prix de son geste prométhéen,
incapable de jouir d’un idéal qui ne lui était pas destiné. Blood appartient à
ces lignées d’hommes qui n’échappent pas à leur sort. C’est une question de
sang. Un long déclin et une solitude inaltérable, une expiation qui n’a rien de
moral l’attendent, car cet assassinat commis faute d’un réel courage, sera à
l’origine d’une initiation, d’un apprentissage par la vertu, dont le sadisme
acétique annonce les ténèbres.
Quoyle quant à lui est
un homme noué, captif d’un passé qui précède sa vie, mais dont il ignore tout.
Quoyle est le rejeton sans carapace d’une ascendance amoindrie. Il fera le
chemin contraire de Blood, passera par une éducation douloureuse qui le mènera
vers un dénouement lumineux. Au fond il est un double inversé de Blood et se
dépouille peu à peu de sa monstrueuse innocence pour se fabriquer une mémoire.
Quoyle est une sorte de candide en devenir, un idiot à la Dostoïevski. D’ailleurs si « Cartes
postales » est le roman de l’amour souillé, « Nœuds et
dénouements » est le livre de l’amour accompli.
D’une façon générale, les personnages secondaires d’Annie Proulx, spécialement ceux de ses nouvelles, sont en quête d’une seconde chance qui se dérobe sans cesse devant leur obstination. Leurs échecs, souvent grotesques, les accidents tragi-comiques dont ils ne se relèvent pas, ou dont ils se relèvent souvent estropiés, évoquent l’absurdité, l’incident, le signe noir qui réajuste la place de l’homme et en donne la mesure.