Avant d'écrire. "A la maniére de John Gierach"
Vous vous réveillez tôt
le matin, à la fraîche, l’expression convient parfaitement, même si vous avez
la certitude que la journée sera chaude et le ciel bleu, intense comme il l’est
si rarement à Paris. Vous passez par la cuisine, récupérez votre petit déjeuner
et sortez sur la terrasse pour vous installer dans le jardin, derrière la
petite maison en brique où vous séjournez avec votre compagne. Assis dans un
fauteuil en tissu imperméable, modèle utilisé par les pêcheurs du coin, vous
mangez tranquillement en regardant le grillage où vous avez aperçu, la veille, dans
les phares de votre voiture, un énorme raton laveur. Vous observez devant vous
les broussailles et les maisons cachées derrière de grands pins. Quelques
écureuils gris bondissent entre les branches d’un chêne rouge. Un geai bleu,
plus gros que nos merles, un cardinal rouge vif, un robin, se posent parfois dans
l’herbe. Deux chats tigrés viennent vous saluer et renifler la mousse sur la
terrasse. Ca commence comme une journée de pêche à la mouche décrite par John
Gierach, Traité du Zen et de l’art de la
pêche à la mouche, dont je vous recommande la lecture, même si de votre vie
vous n’avez jamais capturé la moindre truite. Il s’agit du début d’une matinée
de travail et de concentration. Vous allez bientôt rejoindre l’un de vos
endroits favoris pour écrire les derniers chapitres de votre second Roman. Café
à volonté. Le Globe ou le Walker’s ? Au Globe il fait frais et des
portraits d’écrivains Irlandais que vous aimez sont accrochés au mur. Le nom du
Pub vous évoque un certain Bill S, son théâtre londonien construit sous le
règne d’Elisabeth. Pourtant vous êtes à une centaine de miles au sud-ouest
d’Atlanta, à Athens, Georgia, ville universitaire du vieux Sud des Etats-Unis.
Maintenant vous traversez à pied l’Université. Une demi-heure de marche. Vous longez
le stade de foot, les bâtiments de briques rouges et leurs colonnes blanches de
style néoclassique. Magnolias, chênes, pins, chèvrefeuilles, caroubiers. La
terre est rouge. Quelque chose de british tombé par accident sous un climat
subtropical ; mais les ombres sont si larges sur les pelouses et vous avez
longé un vieux cimetière où des soldats confédérés sont enterrés. A midi vous
irez sans doute déjeuner au Five Star, vous lirez ensuite un peu de Giono, Un roi sans divertissement, peut-être Erskine Caldwell, Toute la vérité, un auteur considérable qui vécut dans la région.
Vous êtes en Caroline
du Nord, à Black Mountain. Vous vous rendez à pied au Dripolator coffeehouse, tôt
le matin, à la fraîche, l’expression convient parfaitement. Vous irez vous
asseoir à l’écart afin d’écrire les derniers chapitres de votre second roman.
Vous avez dormi dans une immense maison isolée au milieu des bois. Les gens du
coin l’appellent le manoir. On vous a montré des chausse-trappes dans les
lambris. Le propriétaire y dissimulait ses bouteilles d’alcool pendant la
prohibition. De quoi stimuler votre curiosité et votre imaginaire. Vous allez
solitaire, une ribambelle de fantômes accrochés à vos basques depuis que vous
avez claqué la porte. Vous longez de petites maisons de style colonial, croisez
de temps à autre la flèche blanche d’une église. Un type au volant d’un pickup
12 cylindres en V, passe et vous salue. Vous venez d’une très ancienne
civilisation. Peu importe. Les civilisations ne font que se succéder, conformer
leurs destinées les unes aux autres. Vous parvenez au centre ville : Short
et Tennis. Que deviennent les vieilles civilisations quand la majorité de leurs
citoyens ont perdu le sens de la langue ? Que deviennent les civilisations quand
les récits fondateurs ne réinventent plus le réel ? Vous êtes sans doute trop
pessimiste. Vous avez embarqué Cendrars avec vous, La prose du transsibérien et Lorca pour garder un pied en Espagne,
un pied ici et ailleurs, dans la civilisation. Vous avez aussi prévu Neruda et Derek Walcott dans la sacoche de votre ordinateur. Vous songez que Thomas Woolf
n’habitait pas loin, à Asheville où Fitzgerald tira quelques coups de révolvers
au plafond d’un hôtel. Beaucoup de bons écrivains sont passés et ont vécu dans
les environs.
Vous êtes loin. Quand
vous rentrerez en France vous aurez tout le temps de penser à votre
subsistance, à votre survie. Certaines vieilles cités vous manquent, mais ici,
au moins, vous ne pensez pas à l’accueil qu’on réservera à votre livre quand
vous l’aurez terminé. Ici vous n’êtes pas obligé de parler, de forcer votre
nature ou d’avoir l’air spirituel. Ici on vous salue Ici vous aimez saluer les
gens. Vous essayez de parler leur langue. On est indulgent. Vous songez
qu’écrire ce n’est pas expliquer ni transmettre, mais peut-être essayer de
fraterniser avec quelque chose. Vous espérez y arriver. Pas facile. Il faut
s’éloigner. Dans l’après-midi vous irez en montagne, arpenter un sentier cherokee,
dans les Appalaches ou ailleurs, et le travail du lendemain s’accumulera
lentement en vous. Il faut s’éloigner. Vous irez bientôt à New-York, grâce à
deux amis. Au Moma vous attend un Cézanne, une nature morte, un choc. Vous irez
aussi à Oxford Mississippi visiter ce cher W F, à Charleston et Savannah, offerte
intacte à la fin de la guerre civil. Un cadeau de noël du Général Sherman au Président
Lincoln. Une jeune civilisation arbore très vite les stigmates de sa propre
histoire, renoue toujours avec les bégaiements de ses sœurs ainées.
Maintenant vous êtes en
France. Il pleut cette petite pluie fine, agaçante. Personne ne vous salue dans
les rues. Il faudrait songer à s’éloigner.