Martin Eden ou la victoire dans l’échec
Il n’existe pas d’autre
école d’apprentissage que le travail acharné en matière de littérature.
L’inspiration n’est sans-doute pas à négliger pour un écrivain, mais elle est
inutile sans de nombreuses lectures, de longues
heures passées à forger un récit en tâcheron du style. Qui souhaite comprendre
ce qu’endure un romancier tout au long de ses années de formation, et plus tard,
alors qu’il battit encore son œuvre, devrait lire au moins deux choses :
le splendide roman de Jack London, Martin Eden, et la correspondance de
Flaubert, abordée dans un précédent article.
Martin Eden, récit initiatique,
celui de la formation d’un artiste dont l’abnégation le conduira au succès,
mais aussi à sa perte, est un roman fortement autobiographique. Chacune des
épreuves traversées par Martin, Jack les a endurées. Ce portrait de l’artiste
en jeune homme donne une idée des affres soulevées par cette étrange
velléité : écrire. Une activité qui n’est pas plus un choix qu’un
passe-temps, mais une nécessité absolue, un appel. Bon qu’à ça ! disait Beckett. Personne ne prend au sérieux
Martin, modeste pêcheur passionné par les livres, lorsqu’il décide d’écrire.
Personne, pas même Ruth, la jeune fille éthérée appartenant à la bourgeoisie
qu’il convoite, parce qu’elle incarne pour lui le lieu du raffinement et de la
connaissance. Il doit affronter les découragements et se défier du pessimisme
général, s’affranchir des lois sociales et des préjugés de sa classe, investir celle
de Ruth, non moins pessimiste et dubitative à l’égard de ses ambitions. Au sein
du milieu aisé ou populaire, les rêves d’accomplissement, de conformité, les
codes de bienséance sont étrangers à l’art. Martin le comprendra rapidement et
perdra ses illusions.
C’est sa peau, que
Martin, semblable à Jack London son double de chair, laisse sur la table de
travail. Il s’attaque à son labeur, déterminé à écrire une œuvre et faire
fortune. Faire fortune en littérature, idée saugrenue dirions nous aujourd’hui.
On pense à ce qu’écrivait Melville dans une lettre adressée à
Hawthorne : Les dollars me
condamnent. Ce que j’ai le plus envie d’écrire ne paiera pas. Pourtant, je ne
peux pas écrire autrement. Personne à l’époque ne misa sur Martin et personne
à l’époque ne misa sur Jack, penché sur sa machine à écrire, réduit à laisser
au clou son imperméable, sa montre et sa bicyclette, suant et s’usant à rédiger
des nouvelles refusées par des magazines qui plus tard, les publieront à prix
d’or. Ecrire, lâché par tous, crever de faim à défaut de mécène, c’est
l’expérience que Jack vécue pendant six ans. Ce sera moins long pour Martin,
obligé comme son créateur, de retourner parfois à des travaux abrutissants qui
l’empêchent mener à bien son sacerdoce littéraire. Difficile de tenir
l’équation entre une occupation exclusive et ce que les braves gens appellent
les lois de la réalité.
La fortune, Martin
l’obtiendra. Une richesse acquise au prix d’une grande solitude. La quête individualiste
de Martin ne peut mener qu’à la catastrophe. Elle porte en elle le germe de sa chute.
Néanmoins, Martin Eden ne doit pas être lu comme un roman politique. Martin,
célébré, reconnu, reste fondamentalement inchangé. Seul le regard des autres le
transforme. Il n’y a qu’une seule réussite, qu’une seule ivresse à trouver en littérature :
Celle que procure la création. Le reste devrait ne pas compter. Pourtant, le
reste conditionne l’existence d’un écrivain. On ne crée pas sans en payer le
prix. Est-il à la portée d’un homme de façonner un monde ? C’est peut-être
la question essentielle que pose ce grand roman. Il n’existe, derrière cette
interrogation, nulle idée de châtiment divin. Il s’agit simplement de
comprendre comment un artiste doit cohabiter entre le monde qu’il façonne,
auquel il insuffle vie et loi, et celui dans lequel il doit vivre.